Mathématiques appliquées : passé, présent et futur.

Texte écrit par Stéphane Cordier, Professeur au MAPMO
créé le 30 mai 2002, dernière mise à jour : le 13 janvier 2003 (version  4 )

L'idée de ce texte a germé pendant le CANUM 2002 qui a eu lieu à Anglet en mai 2002.
Il avait eu lieu 31 ans auparavant au même endroit et cette coïncidence suscita quelques discussions, en particulier sur l'évolution de l'université et des mathématiques appliquées (math. appli. dans la suite). L'objectif de ce texte est de présenter une description personnelle de la situation actuelle en la comparant à celle d'il y a 30 ans et d'essayer d'imaginer les évolutions à venir. J'espère que les constats parfois sévères voire polémiques susciteront une prise de conscience pour que l'avenir des math. appli. soit moins sombre que certains ne le prédisent ou ne le craignent.
 

Les math. appli. en 1970

Étant né en 1970, je ne peux bien entendu pas prétendre à l'exactitude des éléments présentés ici qui m'ont été rapportés lors de discussions informelles notamment par Claude-Michel Brauner et François Murat, que je souhaite remercier. Si vous avez des critiques, remarques ou suggestions, n'hésitez pas à m'en faire part par courrier électronique.

Le premier constat est que les math. appli. étaient "jeunes". Je me focalise dans la suite sur la branche que je connais le mieux, celle liée au calcul scientifique et/ou de l'analyse numérique. Chacun reconnaît que ce domaine s'est développé en particulier sous l'impulsion du professeur Jacques-Louis Lions (JL2), décédé en juillet 2001 et qui avait alors la quarantaine (né en 1928). Ses premiers élèves - dont je ne prendrai pas le risque d'essayer ici de dresser la liste - qui ont contribué à l'essor des math. appli. avaient moins de la trentaine et une nouvelle génération venait grossir les rangs de cette jeune école. Il ne s'agit pas ici d'apporter une pierre supplémentaire aux hommages rendus à JL2 (voir les textes publiés dans le MATAPLI 66 et le site web du congrès JL2 qui a eu lieu en juillet 2002 au Collège de France) mais plutôt d'essayer de présenter la situation des jeunes mathématicien(ne)s à l'époque. On trouverait sans doute des similitudes dans d'autres branche des "math. appli"
comme par exemple les "proba-stat" pour lesquelles D. Dacunha-Castelle a joué un rôle essentiel ou en "math. financières".

boom démographique

La situation générale était très différente de celle que nous connaissons actuellement : on sortait des événements de mai 1968 qui avaient profondément modifié les usages universitaires et les mentalités. On était encore dans les "30 glorieuses", période d'euphorie économique et de plein emploi.
Un boom démographique s'annonçait. C'était en quelque sorte le début de l'université de masse. Les enfants du baby-boom (nés après la 2ème guerre mondiale) avaient 25 ans voire moins. La réforme Fouchet, vers 1966-67, avait marqué la création des DEUG et la loi Edgar Faure, après  mai 68, celle de nouvelles universités comme Dauphine et Vincennes (transférée ensuite à Villetaneuse)  : avant 1970, il n'y avait qu'une université à Paris!

Il y avait 150.000 candidats au baccalauréat en 1960, quatre fois plus en 1995. En 1968, environ 20% d'une classe d'âge passait le bac, contre près de 70%  actuellement. Voici quelques chiffres tirés du QUID sur le nombre d'étudiants (année, nombre d'étudiants en milliers) : 59 (186), 63 (323), 69 (500), 75 (800), 88 (1.000), 96 (1.400). Face à cette déferlante, il fallait des enseignants pour assurer les cours et les TD.

C'est également les débuts du calcul scientifique sur ordinateur et de jeunes étudiant(e)s brillant(e)s sont alors enrôlé(e)s (de leur plein gré!) pour former des étudiant(e)s à peine plus jeunes qu'eux. L'organisation des études est assez peu différente de ce qui prévaut actuellement. Après un premier cycle de deux ans et second cycle (licence, maîtrise), le troisième cycle commence par un DEA. Il est suivi par une thèse de 3eme cycle qui est le premier contact avec la recherche mais est généralement moins volumineuse que les thèses de doctorats actuelles : la thèse de 3eme cycle pouvait être réalisée en une année par les plus rapides, en général en deux ans.

En bas de l'échelle, les premiers postes universitaires étaient des postes d'assistant (corps qui est en extinction progressive depuis la réforme de 1984) qui correspondent à peu près aux actuels postes d'ATER (attaché temporaire d'enseignement et de recherche) à la différence que même le DEA n'était pas exigé et (surtout !!) que ces postes étaient transformé en postes permanents au bout d'une année de stage. Il fallait la thèse de 3eme cycle (ou l'agrégation) seulement pour le passage dans le corps des maîtres assistants (correspondant à MCF actuel). Ainsi il n'était pas rare d'avoir un poste d'assistant à 22 ou 23 ans.

Ce qui s'appelle alors les postes de "maîtres de conférence" correspond à ce qui s'appelle actuellement "professeur de seconde classe" et il était courant d'obtenir un tel poste avant 30 ans à condition d'avoir soutenu une thèse d'état, sorte de super-thèse qui pourrait s'approcher des HDR (=Habilitation à diriger des recherches) actuelles (le nombre de "vrais" travaux pour une thèse d'état était en moyenne de cinq contre environ huit pour les HDR). En fait,  on pouvait être "chargé de cours" avant la thèse d'Etat grâce à un système de double liste d'aptitude (LAES = Liste d'Aptitude  a l'Enseignement Supérieur, dite "liste large" permettant d'être chargé de cours avant la thèse d'Etat et "liste restreinte" = LAFMC = liste d'Aptitude aux Fonctions de Maître de Conférences" qui nécessitait la Thèse d'Etat). Ces listes ont été supprimés car les syndicats s'en servaient pour réclamer des créations de postes ....

En ce qui concerne le CNRS, la situation a beaucoup changé également. A l'époque, on recrutait parfois juste après le DEA sur des postes de stagiaire de recherche (d'une durée d'un an, parfois deux). Ensuite, on devenait quasi automatiquement "attaché de recherche"
qui n'était pas encore un poste permanent mais un contrat de 2 ans renouvelable 2 fois, exceptionnellement 3 (ce qui fait une période d'essai de 1+2*3 = 7 ans et exceptionnellement 2+4*2= 10 ans). A l'issue de cette période, il fallait soit intégrer les corps universitaires, soit être promu CR qui était le premier corps de chercheurs permanents, soit.... aller chercher ailleurs.

Cette description extrêmement rapide correspond à la situation au tout début des années 70 et notamment dans les grandes universités parisiennes pour des étudiants issus de grandes écoles. Il est évident que cette situation n'a pas duré (présidence de Giscard) et que cette présentation est par trop simplificatrice. D'autres témoignages permettraient de préciser les procédures de recrutement qui semblent plutôt avoir parfois reposé sur des rencontres fortuites et des hasards heureux que sur un examen attentif et collégial des candidatures.
Je cite C.M. Brauner : "On m'a demandé si je voulais être assistant. J'ai demandé ce qu'il fallait faire et on m'a dit qu'il fallait aller le demander à X. Je suis allé dans son bureau et il a noté mon nom (il me connaissait!) et demandé si je préférais plein temps ou mi-temps. J'ai choisi plein temps sans trop savoir ce que cela signifiait. L'entretien a duré 2 minutes. Quinze jours plus tard, je participais au recrutement des suivants...Les postes pour les nouvelles Universités étaient créés par dizaines...". On retrouve des récits similaires pour l'arrivée de F. Murat au CNRS ou d'O. Pironneau à l'IRIA (cf MATAPLI 66).
 
 

Les math. appli  en 2002.

Cette "jeune génération" s'approche maintenant de l'âge de la retraite. La plupart des assistants sont devenus maîtres de conférences voire professeurs d'universités (il reste actuellement environ 150 assistants en math. pures ou appliquées contre 2000 MC et 1100 PR). Malgré l'augmentation massive des flux d'étudiants en une trentaine d'années, ni les pratiques pédagogiques, ni les contenus n'ont subi de modifications majeures : on continue à faire des cours en amphi et à les compléter par des séances de travaux dirigés en petit groupe. N'étant ni didacticien, ni historien, je laisserai aux personnes dont c'est le métier le soin de détailler ces évolutions.

Cette augmentation des effectifs étudiants a conduit à la création de nouveaux établissements (nouvelles universités (7 furent créées en 91-93 et d'autres avant), IUT, IUFM, écoles d'ingénieurs). Les enseignants chercheurs de ces établissements (et notamment les plus petits) sont, pour diverses raisons (surcharge pédagogique ou administrative, isolement scientifique ou géographique....) découragés par la recherche et il est malheureusement fréquent de constater l'absence d'activité de recherche en math. appli. dans certains établissements, alors que le statut d'enseignant chercheur comporte cette double mission.

La conjoncture actuelle qui a été présentée par Alain Rigal, président du CNU 26, lors du CANUM 2002, n'est pas très favorable et il n'y a pas beaucoup de raisons d'espérer que la baisse du nombre de postes qu'on observe depuis quelques années s'arrête. Cette baisse peut s'expliquer par des redéploiements notamment vers l'informatique et également (surtout ?) par la baisse générale des effectifs étudiants dans les filières scientifiques. En revanche, le nombre de doctorants a énormément augmenté (30.000 toutes disciplines confondues en 1990, 70.000 actuellement, source CEC)

A l'initiative d'Alain Prignet et avec le soutien de la SMAI depuis 1998, un serveur internet appelé "opération postes" tente d'améliorer la circulation de l'information et la transparence dans les procédures de recrutement. Cette initiative, à laquelle j'ai participé activement pendant 4 ans, est indéniablement une aide pour les candidats comme en témoignent les nombreux messages de remerciements reçus par l'opération postes. En revanche, il semble bien que cela ne change en rien certaines pratiques opaques, ni ne diminue les dérives mandarinales dont j'ai plutôt l'impression qu'elles sont en recrudescence, ni, bien sûr, n'influence le nombre de postes offerts aux concours.

L'âge moyen des recrutés MC est en constante augmentation et dépasse désormais 30 ans. Il existe des postes provisoires (ATER, post-doc) mais il ne s'agit plus, comme c'était le cas dans les années 70, de pré-recrutements conduisant presque automatiquement à la titularisation dans un corps de fonctionnaires après une courte période de stage. Il est attristant de constater que la quasi totalité des syndicats semble ne rien faire pour lutter contre cette augmentation sensible de la précarisation mais préfère concentrer ses efforts sur des revendications catégorielles (fusion de classes MC, promotion à l'ancienneté (concept étrange d'un changement de "classe" par le simple effet des années... Karl Marx serait sans doute surpris)). Les motivations semblent plus guidées pour assurer la (ré)élection des représentants syndicaux puisque les jeunes générations, qui ne trouvent pas de postes après huit années d'études et quelques années d'emplois précaires, ne voteront pas pour les élections syndicales... faute d'avoir eu un poste.

Cette situation engendre bien des rancoeurs à l'égard du système universitaire dont j'ai pu mesurer l'ampleur lors d'une petite enquête auprès de jeunes docteurs qui n'ont pas eu la chance (?) d'avoir un emploi à l'université et travaillent dans le privé. L'image qu'ils gardent du "milieu" est, pour le moins, assez négative et on peut facilement imaginer que ces jeunes talentueux, lorsqu'ils accéderont à des postes à responsabilités, ne seront pas très favorables à la recherche académique, jugée souvent comme assez nombriliste et coupée des réalités. Les "mauvais traitements" que nous faisons, souvent inconsciemment, subir aux étudiants que nous formons, en les faisant, par exemple, traverser la France pour les "écouter" 10 minutes sans prendre la peine ni de rembourser leurs frais ni de leur expliquer les raisons qui ont conduit à ne pas retenir leur candidature, finiront, je le crains, par se retourner contre notre communauté.

Notons par ailleurs que la professionnalisation des formations (DESS, IUP...) et l'essor de filières offrant des débouchés dans le tertiaire (type MASS) augmente sensiblement le nombre de postes de mathématiciens totalement déconnectés de l'enseignement et de la recherche ""académique"".

La situation a, comparativement, moins changé au CNRS : désormais les postes de CR2 sont permanents; ils concernent souvent des jeunes tout juste sortis de leur thèse (bien que je ne dispose pas de statistiques à ce sujet, existent-elles ?). Il y a un renouvellement régulier (souvent par promotion comme PR) et, ainsi, le nombre de postes au concours reste relativement stable (mais très peu élevé, environ 20 par an, et "réservé", de fait, à une élite issue des grandes écoles ENS ou X). Le passage CR1 est automatique au bout d'environ 4 ans. Le passage DR est très difficile, ce qui incite au passage PR.
 

Interaction  avec les autres disciplines

On entend parfois dire que les mathématiques ne sont pas indispensables et qu'on pourrait très bien s'en passer. Je pense que cela est absolument faux et la preuve en a été faite, par exemple, pendant l'année mondiale des mathématiques, 2000, qui a permis lors de conférences, expositions... de présenter au public les apports parfois cachés des mathématiques (voir par exemple la brochure "les mathématiques au quotidien réalisée" par l'association centre sciences avec le soutien de la communauté européenne). Les besoins en mathématiques iront, je le pense, croissant. En particulier, on assistera à l'essor des simulations numériques qui prennent progressivement le pas sur des expérimentations chères, longues et délicates (sans pour autant s'y substituer car un modèle reste un modèle et la confrontation à la réalité est indispensable). Or, les outils mathématiques nécessaires à ces calculs sont de plus en plus enseignés par des non matheux qui savent sans doute mieux que nous ce dont ils ont besoin. Je pense que c'est une mauvaise chose à moyen terme et que cela constitue un véritable challenge pour les années à venir. J'y vois au moins 2 raisons
- Les matheux considèrent généralement que ces enseignements sont "sans intérêt" car il s'agit de math. élémentaires. Cela peut être le cas du strict point de vue de la théorie mathématique, mais c'est par définition totalement faux puisqu'il qu'il s'agit justement des concepts qui intéressent les autres disciplines. Il me semble que cela doit être, par définition, l'objet des math. appli.
- Les autres disciplines préfèrent transmettre les outils tels qu'ils sont utilisés et ne veulent pas faire l'effort de discuter avec les matheux, jugés, parfois à juste titre, arrogants, pour savoir s'il n'y a pas d'autres moyens plus modernes et plus efficaces d'enseigner certaines méthodes.

J'ai eu l'expérience d'un cours, créé par Benoît Perthame, à l'Université Pierre et Marie Curie, donné en parallèle par un matheux, un physicien et un chimiste, intitulé "Outils mathématiques et modélisation" : j'ai pu mesurer les difficultés qui se présentent, parfois à cause de problèmes de vocabulaire et les efforts et compromis qu'il faut faire pour avancer dans cette voie. Je crois néanmoins que ces efforts sont indispensables si on ne veut pas assister à la généralisation de cours de maths faits par des spécialistes d'autres domaines. Ceci est déjà le cas en particulier dans les écoles d'ingénieur où nous devrions essayer d'intervenir davantage.
Ce constat est transposable dans des disciplines connexes, comme, par exemple, l'informatique : elle doit, comme les maths accepter de s'adapter aux besoins des autres sciences qui en ont besoin, faute de quoi elles seront utilisées dans ces disciplines de façon autonome et souvent non optimale. Certaines notions, comme les pointeurs et la topologie, ne sont peut-être à réserver qu'aux étudiants qui choisissent de travailler dans la discipline.

Cela vaut aussi bien au niveau de l'enseignement, détaillé ici, que pour la recherche. Les projets de recherche "industriels" sont parfois décriés car ils ne conduisent pas à des problèmes mathématiques pointus. Réjouissons nous au contraire quand un problème posé peut se mettre dans un cadre mathématique bien connu pour lequel nous disposons de méthodes numériques efficaces. Peut-être qu'en creusant un peu dans les hypothèses faites lors de la modélisation, on trouvera une difficulté (asymptotique à justifier, terme non linéaire à prendre en compte...) qui conduira à des questions mathématiques passionnantes. L'initiative du CEMRACS lancé en 1996 par Y. Maday, va dans le sens d'un partenariat accru entre universitaires et industriels, je pense qu'il est important de multiplier ces initiatives et de mieux reconnaître le travail de ceux qui cherchent à collaborer réellement avec les autres disciplines, car cela demande un effort de compréhension des problèmes et ne débouche pas toujours sur un article "mathématiquement révolutionnaire". Les créations récentes de DESS en Math appli, modélisation, calcul scientifique vont également dans ce sens.

Je pense qu'il faut qu'une prise de conscience salutaire s'opère afin que nous ne passions pas d'une situation déclinante à un état moribond. En d'autres termes, il me semble important que les math. appliquées montrent qu'elles sont utiles si elles ne veulent pas être utilisées.
 

Math. Appli , dans 32 ans...

Dans 32 ans, je serai en fin de carrière même si les conditions de la retraite sont, comme on le dit, appelées à changer. S'il est difficile de prévoir la météo à 5 jours, il est bien entendu tout à fait illusoire de prédire l'évolution d'un système aussi complexe que la recherche universitaire sur 32 ans.
Essayons de baser cet exercice qui tient autant de la politique-fiction que de la science-fiction sur quelques hypothèses.

Tout d'abord supposons que les math. appli auront su se réformer et s'adapter aux révolutions scientifiques (dont une bonne partie pourraient venir de la biologie) et montrer leur utilité en établissant des collaborations fructueuses avec les sciences amenées à se développer. Supposons également que la procédure de recrutement aura subi quelques aller-retours et aménagements mineurs mais qu'elle sera sensiblement identique (je manque d'imagination pour proposer un système réaliste totalement différent, et le "mammouth" a montré qu'il avait une inertie suffisante pour résister aux évolutions brutales).
Dans ces conditions, le nombre de postes devrait se maintenir : les départs en retraite des personnes recrutées aujourd'hui assureront un nombre de postes similaire à celui qu'on connaît actuellement.

Bien entendu, ces hypothèses sont arbitraires et il est possible également que le statut actuel d'enseignant-chercheur-administrateur évolue vers une différentiation des fonctions...

Il est fort à parier que l'intégration européenne et les technologies de l'information et de la communication auront, en tous les cas, un impact fort sur l'évolution de notre discipline.

Union européenne et 3/5/8

L'année 2002 a vu l'arrivée de la monnaie unique européenne. Gageons que l'union européenne se dotera d'autres outils, notamment de l'EER (Espace Européen de la Recherche) qui est inscrit au programme du 6eme PCRD (2002-2006), car la communauté européenne est une garantie face aux extrémismes nationaux et pour une paix durable. Outre l'importance accrue que prendront les réseaux de chercheurs européens (en favorisant les échanges et la mobilité, en structurant les différentes thématiques...), il y a fort à parier que la réforme du 3-5-8 conduira à des transformations profondes du système d'enseignement français. Les débouchés à 5 ans (resp. 8 ans) après le bac sont déjà en place : agrégation, diplôme d'ingénieur, DESS, DEA (resp. doctorat). En revanche, la formation initiale devrait être réorganisée pour conduire à un diplôme de type licence qui ouvrent les portes des formations complémentaires. De plus, afin de favoriser les passerelles entre les différentes formations, il y a gros à parier que ces formations seront assez fortement standardisées et en nombre limité (c'est déjà le cas). Dans cette optique, la particularité française des classes préparatoires risque d'être remise en cause (probablement non sans difficultés). Ceci permettrait d'élever le niveau de ce premier cycle universitaire réformé.

Imaginons, donc, un premier cycle de 3 ans qui accueille l'ensemble des bacheliers et leur offre diverses voies depuis des formations généralistes (qui ouvrent la voie à la poursuite d'étude sur des diplômes à bac+5) jusqu'à des filières plus professionnalisantes, à l'instar de la différence entre le DEA et le DESS dans le 3ème cycle du système actuel. Il est clair que les métiers mathématiques qui sont liés à une activité d'enseignement et/ou de recherche nécessitent un apprentissage de concepts de base difficiles, de sorte que les filières professionnalisantes, à bac +3, me paraissent assez inadaptées à notre discipline. En revanche, le besoin en mathématiques appliquées pour d'autres formations scientifiques professionnalisantes sera, comme je l'ai exposé précédemment, très important pour peu qu'on fasse les efforts pour adapter notre enseignement à ces objectifs. Ainsi les formations en informatique, électronique, physique, mais aussi chimie, biologie, économie, géographie... dont la formalisation progresse et conduit à des concepts mathématiques de plus en plus sophistiqués, nécessiteront un bagage mathématique important. Il y aura donc dans ce schéma simplificateur, deux types d'enseignement de mathématiques selon les débouchés potentiels de la filière
- soit l'acquisition de concepts mathématiques utiles à une pratique professionnelle donnée
- soit l'apprentissage des méthodes et théories générales soit pour une spécialisation ultérieure dans une autre discipline soit vers les "métiers mathématiques".
 

D'autres aspects influenceront sans doute profondément les besoins en formation, comme par exemple l'augmentation des formations continues. En effet, les techniques évoluant de plus en plus vite, il est prévisible que la plupart des gens devront au cours de leur carrière revenir compléter leur formation initiale par l'acquisition de connaissances en phase avec le marché de l'emploi, à l'instant t. Rien ne garantit que le service public ait le monopole de ces formations qui seront sans doute assurées par certains groupes industriels en interne, mais cela devrait néanmoins augmenter l'âge moyen des étudiants sur les bancs des amphis.

"nouvelles" technologies

Un autre paramètre va, je le pense, considérablement modifier les pratiques pédagogiques, il s'agit des "nouvelles" technologies, terminologie qui désigne aujourd'hui les technologies de l'information et de la communication. Celles-ci en sont à leurs balbutiements, pour preuve, le département STIC du CNRS a été créé l'an dernier. D'ici 30 ans, leur influence sera profonde. Si la loi de Moore (doublement de la puissance des ordinateurs chaque 18 mois) continue de se vérifier (ce dont on peut douter, mais vu les efforts portés sur les nanotechnologies, on peut imaginer que des frontières aujourd'hui infranchissables seront demain dépassées), les ordinateurs auront une puissance un million de fois supérieure à ceux d'aujourd'hui (un PC à 1 PétaHertz !!!) et le débit d'information augmente encore plus vite. A ce niveau, les progrès de la réalité virtuelle et de la robotique seront tels qu'on peine à imaginer ce qui sera possible, faisable, souhaitable...

On peut donc supposer que les cours présentiels classiques cèderont le pas à des cours à distance qui seront minutieusement préparés (peut-être trop, au risque de perdre leur spontanéité). L'idée d'un professeur face à un amphi virtuel délocalisé sur plusieurs universités pourrait prendre forme.
Ceci sera d'autant plus facile que les formations seront standardisées (pour favoriser les passerelles comme cela a été expliqué plus haut). En revanche, je pense que les séances de TD resteront "classiques" et seront sans doute réalisées par des professeurs agrégés qui doivent statutairement plus d'heures d'enseignement et sont donc plus "rentables" de ce point de vue.

J'ai participé à la mise en place d'un projet, appelé Cyber-Université Franco Indienne pour les Sciences (FICUS), qui est coordonné pour la France par Toulouse. Ce type de projet pose des problèmes complexes (techniques, administratifs, pédagogiques... ). Il ne faut pas se voiler la face : de tels projets se multiplieront. il me semble préférable d'y participer pour essayer d'en éviter des dérives.

Reste le CNRS (s'il existe encore, peut être sous un autre nom, ce que je crois) : à mon avis, les postes de type CR2 actuels continueront de servir de tremplins pour lancer des jeunes brillants dans de brillantes carrières d'enseignant-chercheur. Les postes de DR seront sans doute de moins en moins nombreux et remplacés par un plus grand nombre de détachements pour des périodes données (2 ans ? 4 ans ?) liés à des projets scientifiques précis.
 

Il y aurait bien d'autres choses à développer, sur les évolutions potentielles dans les trente prochaines années et le rôle des math. appli. J'en citerai deux qui me tiennent à coeur :
- la cryptographie et les systèmes de protection des données (RSA, PGP...) qui peuvent (ou non) garantir la préservation de notre vie privée et la confidentialité de nos communications privées : les moyens de communication (téléphones portables) ou de paiement (carte de crédit) ouvrent la porte à un système de surveillance des individus (big brother ou système échelon, qu'importe le nom) qui est effrayant. Il faudra une vigilance continue et si on ne veut pas être espionné en permanence pour des raisons louables de sécurité publique ou de lutte contre les terrorismes.
- les logiciels libres (GNU/Linux)  qui sont souvent développés par des (personnes issues du milieu) universitaires. Si leur usage se répand, cela donnera accès à tous aux outils d'accès à l'information, une clef pour le développement des pays les plus pauvres, un atout pour le développement durable, un aspect positif de la mondialisation. Sinon, tout porte à croire qu'une poignée de grandes sociétés contrôleront les standards et imposeront l'utilisation de leurs logiciels aussi bogués soient-ils. J'ai déjà eu l'occasion d'écrire en mai 1998, un  "manifeste pour une utilisation libre de l'internet pour l'éducation" et je ne voudrais pas allonger encore ce texte déjà trop long.
 
 

Liste des acronymes utilisés :

ATER         Attaché Temporaire d'Enseignement et de Recherche
CANUM    Congrès National d'Analyse Numérique
CEC           Confédération des Enseignants Chercheurs
CNRS        Centre National de la Recherche Scientifique
CNU          Conseil National des Universités
CR         Chargé de Recherche
DEA            Diplôme d'Études Approfondies
DESS            Diplôme d'Études superieures specialises
DR            Directeur de recherche (au CNRS, à l'INIRA)
EER               Espace Européen de la Recherche
IRIA, INRIA Institut National de Recherche en Informatique et Automatique
IUT,            Institut Universitaire de Technologie
IUFM          Institut Universitaire de Formation des Maîtres
JL2            Jacques Louis Lions
HDR          Habilitation à Diriger des Recherches
MAPMO     Laboratoire de MAthématiques (pures et appliquées) d'Orléans
MC         Maître de Conférence
PCRD    Programme Cadre de Recherche et Développement (de l'Union Européenne)
PR         Professeur d'Université
STIC     Sciences et techniques de l'information et de la communication (département du CNRS)
TD         Travaux dirigés